04.10.2021

La situation en Europe et la position du Comité International de Ravensbrück sur le thème des droits inaliénables de la personne. Après les dévastations de la Seconde Guerre mondiale, dans les traités qui, dès 1947, ont jeté les bases de la constitution de l’Union européenne, les pays proposants ont introduit, parmi les principes fondamentaux, la poursuite de la paix, la lutte contre l’exclusion sociale et les discriminations, et parmi ses valeurs, la tutelle des droits de la personne et le respect de la dignité humaine. Nous représentons actuellement quatorze pays, c’est un nombre important dont nous devons être fiers, nous sommes une petite Europe consciente de représenter la mémoire d’une histoire désormais éloignée de presque 80 ans ; mais c’est sur cette histoire que repose la construction politique et civique de l’Europe tout entière, qui rassemble 27 pays. Pour le résultat obtenu après la fin de la guerre et pendant la deuxième partie du siècle dernier, l’Union européenne s’est vu décerner en 2012 le prix Nobel de la Paix qui consacre un parcours de réconciliation difficile, dans la transformation de l’Europe de continent de guerre en continent de paix. Mais si, aujourd’hui, nous traitons ce sujet difficile, c’est parce que depuis plusieurs années se manifestent en Europe des signes inquiétants d’intolérance, de discriminations et de négationnismes qui remettent en question les principes acquis. Nous savons qu’aux frontières de l’Europe il existe des camps de réfugiés qui ont fui leur pays et auxquels l’accueil est refusé, où sont pratiquées des méthodes inouïes de violence et de coercition. Nous savons aussi que trop nombreux, et de plus en plus fréquents, sont les cas de personnes mises en marge de la société parce que considérées comme « différentes », ou bien les cas d’écrivains et de journalistes persécutés parce qu’ils se sont opposés à la législation de leur gouvernement. Mais ces intolérances et ces prévarications ne sont-elles pas les mêmes que celles qui ont causé l’arrestation de nos Mères ? Comment pouvons-nous honorer les victimes, et par victimes je n’entends pas seulement celles qui ne sont pas revenues, mais toutes les femmes qui sont entrées à Ravensbrück, si nous ne réagissons pas contre les injustices et les violences ? Nous avons le devoir de sauvegarder leur Mémoire, mais pour qu’elle ne reste pas confinée dans l’Histoire, nous avons aussi le devoir de rendre l’actualité à leurs paroles, et de faire entendre notre voix là où les droits ne sont pas reconnus. Quel a donc été l’héritage de la déportation, événement central de la Seconde Guerre mondiale, si la voix des témoins s’affaiblit, et si le vide inexorable créé par la fuite du temps risque de nous faire perdre le souvenir des droits foulés aux pieds ? Tel est la question que nous devons nous poser. Et en cherchant sa réponse, nous devrions considérer qu’aucun pays n’est une entité isolée, mais est étroitement lié à tous les autres. De quoi dépend alors la difficulté de partager les principes du respect et de la protection des droits de l’individu ? Que s’est-il produit au fil des ans pour provoquer l’interruption d’un parcours démocratique ? Les témoignages que nous ont transmis les déportés survécus, dont nous avons compris toute l’horreur, ne semblent pas être devenus partie d’une conscience collective: nous avons appris à nous souvenir des faits, mais nous n’en avons pas assez élaboré les causes et les conséquences. Les droits universels auraient dû devenir un patrimoine commun, mais nous savons bien que l’histoire de chaque pays, qui pourrait nous fournir des réponses, a influé fortement sur l’élaboration de cette tragédie collective. Dans l’après-guerre, il fallait affronter de nombreux problèmes, toute l’Europe était à reconstruire, les communautés nationales déchirées par des années de guerre devaient être recomposées, et il fallait renouer les rapports entre plusieurs pays. Di dans les pays occidentaux cela a été possible dans le cadre d’un système démocratique, qui n’a toutefois jamais vraiment réglé ses comptes avec les complicités et les responsabilités vis-à-vis du fascisme et du nazisme, et a laissé ouverts des brèches dans lesquelles se sont introduites des franges d’extrême droite ; dans les pays d’Europe de l’Est, le régime communiste, soucieux de s’opposer à la présence américaine en Occident, a soumis la population à un nouvel autoritarisme, qui a réprimé les libertés individuelles et empêché le développement de sociétés démocratiques. Nous avons vérifié qu’Histoire et Mémoire ne coïncident pas toujours, que les mémoires des différents pays peuvent entrer en conflit et que les mots eux-mêmes prennent des significations différentes selon les latitudes. Nous en sommes conscients, mais nous devons faire en sorte que cela ne devienne pas une limitation, ou pire encore un obstacle, si nous voulons respecter les valeurs qui fondent notre comité. Notre objectif, je l’ai dit hier, doit être une Mémoire partagée. La démocratie ne nous est pas donnée une fois pour toutes, et le germe qui peut la faire disparaître s’introduit dans les méandres de la société plus sournoisement que nous l’imaginons. Je voudrais rappeler les quelques mots clarificateurs de Lia Levi, auteure italienne juive persécutée pendant le fascisme : Il faut défendre la démocratie en arrivant une minute plus tôt, non pas une minute plus tard. La manipulation de l’opinion publique se pratique au moyen de systèmes envahissants qui créent l’ennemi, le différent, qu’il faut persécuter et contre lequel on excite la marginalisation et la haine sociale. Le régime nazi-fasciste n’est pas apparu soudainement, mais après des années d’activité de propagande, à travers un système de persuasion qui a créé la base du consensus et produit des milliers de délateurs prêts à dénoncer les « ennemis » et à protéger leur petit espace. Les instruments informatiques actuels ont fortement amplifié la diffusion de la communication ; ils exercent un contrôle pénétrant sur les humeurs de la société : c’est pourquoi nos convictions et les principes qui les animent doivent être profonds et forts. « Tout cela ne doit pas se reproduire » : ce cri s’est élevé de toutes parts, de toutes les catégories de déportés, comme un avertissement pour toutes les générations à venir. Notre premier engagement, en tant que seconde génération, consiste à donner suite à cet avertissement, auquel je souhaite que tout le comité voudra adhérer avec conviction. La Présidente Ambra Laurenzi Ravensbrück, 5 septembre 2021